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Entre Rambouillet et Versailles
10 septembre 2009

Une traduction de Jacobsen

UN COUP  DE FUSIL DANS LE BRouiLLARD

jacobsen

MLsu_de222

Nouvelle de Jacobsen, traduite par mon grand-père Maurice Lecerf vers 1922.

Sur l’original il y a de nombreuses ratures. De la main de qui ? Du traducteur ?

P. J. Jacobsen (1847-1885) était un poète danois. Cette nouvelle est assez pessimiste, avec un goût prononcé pour le morbide, les atmosphères dramatiques. Un romantisme noir, une peinture du malheur humain. De ci, de là, émergent de jolies descriptions de la nature.

Il y avait à Stavnéde une petite pièce tapissée de vert qui n'avait d'autre utilité, on le voyait bien, que de servir de passage aux autres chambres en enfilade. En tous cas, ce n'était pas les chaises aux dos bas, alignées le long de la boiserie gris perle qui auraient essayé de vous retenir davantage. Au mur, une ramure de cerf surmontait une tache claire, indiquant nettement qu'il y avait eu autrefois un miroir ovale. A l'une des cornes était pendu un chapeau de dame en paille, aux bords larges, et aux longs rubans vert céladon. A droite, dans le coin, on apercevait un fusil de chasse et un Calla, altéré. A gauche, un faisceau de cannes à pêche, une paire de gants nouée à l'une des lignes. Au milieu, un guéridon aux pieds dorés : un grand bouquet de fougères était jeté sur le marbre noir.

La matinée s'avançait. Les rayons du soleil formaient une longue bande d'or qui passait par les carreaux d'en haut et tombait juste au milieu des fougères. Il y en avait d'un vert exubérant mais la plupart étaient fanées tout en ayant gardé leur forme intacte ; seulement le vert s'était effacé sous un grand nombre de nuances, allant du jaune le plus pâle au brun le plus accentué.

Près de la fenêtre, un homme de vingt cinq ans environ, regardait fixement toutes ces riantes couleurs. La porte de la chambre voisine était grande ouverte et on voyait, à l'intérieur, une jeune femme svelte qui jouait du piano près de la fenêtre ouverte. Le rebord de la fenêtre était très bas et elle pouvait jeter les yeux sur la pelouse et sur la route. Presque trop élégant dans son costume d'équitation, un jeune homme était occupé à dresser un cheval gris pommelé. Ce cavalier, c'était son fiancé.

Il s'appelait Niels Bryde. Elle était la jeune fille de la maison. Le cheval lui appartenait et c'était un de ses cousins qui était dans l'antichambre, un fils de son oncle Lind, de Begtröp. Son oncle était mort dans la pauvreté, criblé de dettes. De son vivant, on n'avait mais entendu dire du bien de lui : ne le méritait pas non plus.

Lind de Stravnede s'était chargé de l'éducation de son fils mais ne lui avait pas permis de poursuivre ses études bien que Henning fut bien doué et studieux : on l'avait retiré du lycée à l'âge de quinze ans et il était revenu à Stavnede pour apprendre l'agriculture. Il gérait en quelque sorte le domaine mais il n'avait pas d'autorité réelle car le vieux Lind ne pouvait s'empêcher de donner son avis sur tout.

Sa situation, somme toute, n'avait rien d'enviable. Le domaine était en mauvais état et on ne pouvait pas songer à l'améliorer parce que les capitaux manquaient. Il ne pouvait être question de marcher avec le temps ni même avec les voisins. Il fallait continuer comme par le passé, en essayant de tirer le meilleur parti possible d'une exploitation insuffisante. Aussi, les mauvaises années, on réalisait des lots de terre pour avoir de l'argent comptant.

C'était à tout prendre, très peu satisfaisant pour un jeune homme que de consacrer son temps et ses forces à une si lamentable exploitation. En outre, le vieux Lind était très emporté et très intraitable, et ayant fait bénéficier Henning de l'éducation sommaire que l’on sait, Il se croyait son bienfaiteur et pensait ne lui devoir rien de plus. Ainsi il n'avait pas honte quand il s'emportait de rappeler à son neveu qu'il n'était qu'un gosse affamé lorsqu’il l'avait pris chez lui et s'il se mettait en colère tout de bon, il allait jusqu’à faire à la vie de son père des allusions aussi impitoyables qu'elles étaient vraies.

Un oncle célibataire qui était à la tête d’un important commerce de bois, là-bas dans le Slesvig, avait cherché plusieurs fois à le prendre chez lui et Henning aurait depuis longtemps quitté Stavnede mais il était si épris de sa cousine qu'il ne pouvait songer à vivre loin d'elle. Ce n'était pourtant pas une affection partagée. Agathe avait de l'amitié pour lui parce qu'ils avaient joué ensemble étant enfants et plus tard aussi d'ailleurs mais comme un jour, il y avait un an, il lui avait fait une déclaration elle s'était fâchée et s'en était montrée très surprise. Elle regardait, disait-elle, cette déclaration comme une étourderie qu'elle ne voudrait pas entendre répéter sinon elle serait obligée de la considérer comme une idée fixe, comme un accès de folie.

C’est qu'en effet les humiliations auxquelles elle le voyait exposé et qu’il ne supportait certainement que par affection pour elle, l'avait déprécié à ses yeux. Elle en venait à penser qu'il était d'une autre caste inférieure à la sienne sinon par le rang, ou l'argent, du moins sous le rapport des sentiments, et du point d'honneur.

Puis, quelque temps après, elle s'était fiancée avec Bryde.

Ce que Henning avait souffert pendant tout le temps des fiançailles ! et cependant il ne parlait pas. Il ne pouvait renoncer à l'idée de l'avoir. Il espérait qu'il arriverait une chose ou une autre, ou c'est à peine s'il l'espérait vraiment, il imaginait seulement des événements extraordinaires qui mettraient fin à la liaison mais il n'attendait pas que rêves devinssent une réalité. Pour lui c'était comme un prétexte dont il avait besoin pour rester.

" Agathe !", cria le cavalier et il arrêta son cheval près de la fenêtre ouverte. Tu ne nous regardes seulement pas. Regarde donc, comme nous faisons bien nos pas !"

Agathe tourna la tête vers la fenêtre, le salua d’une inclinaison de tête et dit, en continuant à jouer : " Mais si, je vous vois bien, vous étiez sur le point de tomber prés de la viorne ", et elle fit quelques passages dans les hautes notes. […]

Deux ou trois jours plus tard, un matin, Henning était descendu dans la cour avec son fusil et sa gibecière. Sur ces entrefaites arriva Niels Bryde, lui aussi équipé pour la chasse. Ils avaient beau n'avoir guère de sympathie l'un pour l'autre, ils s'entretinrent néanmoins amicalement, faisant semblant d'être enchantés de se rencontrer, grâce à un heureux hasard, et de pouvoir faire un tour ensemble. Ils se rendirent tous deux à " RØnnen ", un assez grand îlot, très plat et couvert de bruyères, situé près de l’embouchure du fjord. RØnnen était très fréquenté l’automne par des phoques qui se vautrent sur des bancs de sable bas, par lesquels la plage se termine, ou qui dorment sur les galets situés à la limite du rivage. C’était précisément pour eux qu’ils partaient en chasse. On avait atteint cet endroit et chacun alla de son côté le long de l’eau. Le temps gris et brumeux avait attiré les phoques près du rivage et les deux chasseurs entendirent leurs coups réciproques. Peu à peu, la brume augmentant, et vers l’heure du dîner le brouillard s’épaissit, s’étendant sur l’îlot et le fjord : à une distance de vingt pas on confondait les galets et les phoques.

Henning s’assit près du rivage et regarda fixement le brouillard. Le calme était absolu. On n’entendait que le bruit de l’eau qui clapotait doucement. De temps en temps le sifflement anxieux d’une maubèche s’élevait seul dans le silence lourd, accablant. […]

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